« Le rayon bas et chaussettes chez Decré est au rez-de-chaussée, la vendeuse ouvre les pochettes et glisse une partie du bas sur le dos de sa main pour montrer la texture et la couleur, je n’ai pas le droit de le faire, je pourrais les effiler avec mes ongles mal limés. On monte pour le plaisir de faire de l’escalier roulant, faire un tour aux jouets et au blanc. L’été, on va sur la terrasse et là c’est comme dans un film : les tables, les parasols, la ville en dessous. […] Les gars des chantiers sont un peu à part, parce qu’ils construisent d’immenses bateaux sur les cales, ça fait des étincelles et beaucoup de bruit, le jour d’un lancement, toute la ville est là pour admirer leur travail, mon père quitte son travail avant l’heure, c’est impossible de rater ça. On se répartit en face sur le quai ou le long de la rampe de l’Ermitage. Au moment du lancement, tous les bateaux cornent et tous les Nantais pleurent tellement c’est incroyable le travail qu’ils arrivent à faire. Petit à petit, j’apprends que les chantiers sont menacés et ça chauffe à cause de ça, si ça ferme, ils n’auront plus de travail et Nantes ne sera plus un port. Il y a des manifestations en ville et les gendarmes peuvent tirer comme si les ouvriers étaient devenus des ennemis, je sais qu’une fois un homme a été tué. »
Elisabeth a grandi en même temps que sa ville
Comme dit ma mere, d'Élisabeth Pasquier, n'est pas un simple livre de souvenir. Il permet de comprendre l'intelligence du monde, drôle et naïve, d'une enfant des années soixante.
A‑t‑on déjà parlé comme ça de la ville, de l'enfance, de la religion, du travail, des vacances, de l'histoire, de là culture ? Pas avant qu'Ellsabeth Pasquier s'en mêle. Profession: sociologue, le mot savant pour dire qu'on s'intéresse aux autres, leurs façons de vivre. Penchant secret : théâtre et littérature.
Au départ, un devoir qu'Elisabeth Pasquier doit rendre. Comme une copie de bac mais en mille fois plus gros. « Habilitation à diriger des thèses », HOT pour les intimes. Un de ces pavés qu'Élisabeth Pasquier a voulu alléger, en y mettant de l'émotion, du ressenti, do l'enfance: « J'ai déjà beaucoup travaillé sur la manière de raconter sa vie. J'ai essayé de me l'appliquer à moi‑même.»
Une plume née du théâtre
Élisabeth prend alors sa plus belle plume. Sans trop s'y attendre, elle donne te jour à un livre fleuve. Un roman vérité écrit d'une seule coulée, avec des phrases comme «j'aime bien dire nous les hommes, en sachant que moi une fille j'en fais partie.»
Ou encore : « [Ma mère] s'était fait faire de faux papiers avec une adresse à Quimperlé juste pour avoir lé droit de‑se baigner. Je sais avec cette histoire que les femmes de ma famille sont prêtes à tout pour se baigner.»
En voulant retrouver te regard et les mots de l'enfance, Elisabeth Pasquier a rencontré l'écriture. Celle qui évoque « l'inconnu de soi, de sa tête, de son corps ». Ce livre préfère le côté ensoleillé de la rue. Il n'est pas une plongée dans le sombre de la vie qu'elle connaît trop. ‑
C'est le metteur en scène Michel Liard, son mari, qui lui a fait partager son univers d'homme de théâtre « J'ai beaucoup passé de temps dans les salles de répétition, avec Michel. J'ai aussi partagé de belles expériences autour du théâtre de la parole avec Gilles Gelgon et Monique Hervouèt. » La mort de Michel, et celle du père d'Élisabeth, dans le même accident, va précipiter le mouvement vers l'écriture.
Le livre est écrit et publié sans un seul retour à la ligne. Une aberration, selon les critères de lisibilité. là li mite de la littérature expêimentale, genre Joyce ou Prigent (auteur d'Une phrase pour ma mère) Élisàbeth a ouvert les vannés de la mémoire continue. A donné libre cours à cette rêverie autobiographique qui, disent les neurologues, occupe notre cerveau les trois‑quarts du temps.
Les phrases s'enchaînent pourtant naturellement, les coq‑à‑l'âne coulent de source : « Je me suis imposé une seule structure de départ, les deux voyages entre la périphérie (la Contrie) et là centre‑ville de Nantes ; entre Nantes et le bléd, la maison de vacances du Pouldu. »
Ce qu'ill advient, 'c'est une écriture magnifique, joyeuse, jmpertinente. « Je suis en désaccord avec l'idée que la science doit faire rupture avec le sens commun », assure Elisabeth Pasquier.
Le livre nous plonge dans le cerveau d'une petite Nantaise des années soixante, entre 8 et 13 ans. Un fabuleux chantier d'organisation du monde, de cartographie mentale de là ville, de définition du genre féminin, de fabrication de croyances.
Conquête de la culture
Tout cela raconte deux ou trois choses de la nouvelle classe moyenne qui émerge au cours des Trente glorieuses à Nantes. Celle pour qui l mieux vivre ne sera jamais arrogance de « rupins » mais conquête de la culture, accès à l'opéra, au baccalauréat, livres et jazz à tous les étages.
Années « glorieuses » où une fillette blonde prénommée Élisabeth, « comme une reine de Hongrie », découvre le monde comme personne. Voit en Jeanne d'Arc « la première des féministes » et pense très souvent à la guerre, aux bombardements qui ont donné à son père le courage de déclarer son amour à sa mère.
Un grand livre sur le bonheur, voilà ce qu'a écrit Elisabeth Pasquier.
Daniel MORVAN.
Comme‑ dit ma mère, d'Élisabeth Pasquier, éditions Joca Seria, 76 p., 14€.
Élisabeth Pasquier
Comme dit ma mère
144 p. - 15 €
ISBN 9782848091662
Sur la couverture, une petite fille pensive. À moins que ce ne soit l’auteure elle-même, représentée par l’artiste Vonnick Caroff, Élisabeth Pasquier qui entreprend de « lister » les souvenirs d’une enfance à Nantes, à la fin des années cinquante. Et ce texte étonnant constitué d’un seul bloc, sans paragraphes, est une suite de souvenirs, égrenés comme ils viennent, sans hiérarchie véritable. Mais chacun de ces souvenirs, fût-il anecdotique, anodin, recèle cependant une force, un parfum qui nous touche, quelque chose qui, que nous soyons nantais ou non,
apparaît comme un bien commun. Quel serait en effet l’intérêt de raconter son enfance (et Élisabeth Pasquier a bien lu Nathalie Sarraute) si ce n’était pour augmenter le trésor universel de ceux qui avaient dix ans en 1960 ? On ne peut éviter de penser au Je me souviens de Georges Perec. Élisabeth Pasquier réussit cette gageure de faire ressurgir par de menus détails ces riens qui font nos vies, le climat de la France de l’après-guerre qui regardait avec optimisme les Trente Glorieuses commençantes. Elle le fait d’une écriture blanche, se gardant de toute émotion, de tout nostalgisme, d’une voix presque enfantine. Jusqu’à la dernière phrase, sublime. « Mon père me raconte l’histoire des Juifs, les étoiles jaunes dans le bus à Nantes… Il dit que maintenant je dois savoir ça et le savoir va tout changer. » À la fin du livre, c’est aussi l’enfance qui finit. Élisabeth Pasquier est sociologue. Il n’est pas indifférent de le savoir. C’est sa première oeuvre littéraire, et c’est une magnifique réussite.
Alain Girard-Daudon
novembre/décembre 2011
Élisabeth au pays des merveilles
Un texte d’un seul bloc, sans le moindre retour à la ligne, comme un morceau de planète tombé du ciel, venu d’un astre mort, à des années-lumière de notre temps : la fin des années cinquante, le début des années soixante du siècle dernier. Ou bien, si l’on préfère une autre image, c’est un flot, un flux, un fleuve charriant de manière ininterrompue des souvenirs, des paroles, des gestes qu’on croyait submergés dans le tourbillon des années.
Comme dit ma mère est un livre intime ; par là même, il peut parler à tous. On y entend la voix d’une petite fille qui vit dans un nouveau quartier de l’ouest de Nantes. La guerre est encore proche ; les parents ont connu les bombardements ; on craint que le frère aîné ne doive un jour partir pour l’Algérie. On est dans la chanson de Jacques Bertin : « Paroisse de l’année soixante/Ô périphérie de la paix. » « Nos maisons sont en parpaings recouvert d’enduit, comme l’école, l’église. Tout est neuf dans notre quartier, ça sent encore le ciment. Notre paroisse est jeune, l’église est un grand hangar, rien à voir avec la Cathédrale ou les chapelles en Bretagne, je ne sais pas si elles appartiennent à la même religion. »
L’été, on part en vacances au Pouldu, dans le Finistère, d’où la mère est originaire, en train d’abord, puis, un jour, en 2 CV, la première voiture acheté quand Élisabeth a 8 ans : « Ça a été toute une affaire, elle a été commandée à Paris, rue Arago, il y a une étiquette brillante collée dessus qui donne l’adresse, alors on l’appelle Aragotte. Comme c’est très long pour avoir les choses nouvelles, comme le téléphone, on a le temps d’en avoir très envie et quand elles arrivent ça remplit nos vies pendant des jours et des jours. »
Le jeudi, on prend le bus pour descendre en ville, acheter un croissant rue Crébillon et « on fait toujours un passage aux toilettes gratuites de chez Decré. Ma mère connaît tous les endroits dans la ville où l’on peut faire pipi sans payer ».
Voilà, tout le livre est fait de ces regards aigus et de ces mots vrais. En se faisant littératrice, Élisabeth Pasquier n’a pas oublié son métier de sociologue, la discipline qu’elle enseigne à l’École d’architecture de Nantes. Le rôle de la religion, l’écart entre les propriétaires de maisons et les locataires des HLM, le rapport entre la ville et la Bretagne, la sociabilité masculine au stade, l’ascension professionnelle du père, son intérêt pour la culture, la division sexuelle des tâches… autant de terrains d’études pour des chercheurs, mais qui sont ici évoqués avec grâce, l’air de ne pas y toucher.
Cela fait de ce livre un formidable document sur le début des Trente Glorieuses dans un quartier de Nantes et en même temps l’émouvante confidence d’une femme qui sait encore – comme c’est difficile – parler avec la voix d’une petite fille, mais sans la moindre mièvrerie. Le livre se termine abruptement, au terme du premier voyage à Paris, sur une parole du père qui fait sortir Élisabeth de l’enfance : « on va rue des Rosiers et mon père me raconte l’histoire des Juifs, les étoiles jaunes dans le bus à Nantes, les chambres à gaz et aussi la fondation d’Israël pour que les Juifs aient enfin un pays à eux. Il dit que maintenant je dois savoir ça et le savoir va tout changer. »
On attend la suite : Élisabeth au pays du savoir, quelques années plus tard.
Thierry Guidet
Élisabeth Pasquier, Comme dit ma mère, Joca seria, 75 p., 14 €