15 x 20 cm
238 pages
ISBN 978-2-84809-358-1
18 €
La poésie comme on respire
Poèmes 1952-2002
traduction de l'anglais (États-Unis)
par Marc Chénetier
postface de Ron Padgett
Proche de celle de ses amis d’un cercle connu sous l’appellation commode de poètes de “l’école de New York”, parmi lesquels figurent au premier plan Frank O’Hara, John Ashbery et James Schuyler, la poésie de Kenneth Koch se caractérise par une joyeuse énergie verbale, l’humour et l’ironie que lui dicte son aversion pour l’ennuyeuse solennité des “poètes officiels” ; un ton souvent comique jusqu’à se faire blagueur ne lui semble pas nuire à la justesse du regard qu’il porte sur le monde mais bien plutôt lui permettre de surmonter la tristesse, voire la dépression, que ce dernier bien souvent lui cause. L’alternance, ou la coexistence au sein de mêmes poèmes, de l’inquiétude, d’un humour discret, du plus grand sérieux et d’une savante bouffonnerie caractérise une partie de son œuvre. Une autre, particulièrement dans les poèmes longs, s’attache à cerner l’essentielle importance du regard et du langage poétiques pour espérer cerner les sentiments les plus complexes, contrastés et diffus. À la fois rayonnant et pénétrant, ardent et tendre, simple et savant, le poème de Kenneth Koch dit à lui seul la richesse d’une personnalité hors du commun. » Marc Chénetier
Diplômé de Harvard et de Columbia, Kenneth Koch enseigna près de quarante ans dans cette dernière université, immensément apprécié des étudiants pour son souffle pédagogique et son intarissable humour. Lauréat de nombreux prix littéraires, il fut élu à l’American Academy of Arts and Letters en 1996.
Kenneth Koch : poésie punchy
par Claude Grimal16 février 2022
Kenneth Koch (1925-2002) appartient avec John Ashbery, Frank O’Hara et James Schuyler à la « New York School of Poets », un groupe de poètes qui avaient commencé à écrire dans les années 1950 et vivaient à New York. Ils avaient en commun un « esprit » irrespectueux vis-à-vis des pères poétiques (T. S. Eliot), de l’enthousiasme pour l’existence ordinaire et le moment présent, une affinité avec les auteurs français (Apollinaire, Reverdy, les surréalistes) et l’art contemporain. Koch est encore peu connu en France [1] mais on peut aujourd’hui juger de son talent et de son exubérance littéraires grâce à une anthologie, La poésie comme on respire.
Kenneth Koch, La poésie comme on respire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marc Chénetier. Joca Seria, 232 p., 18 €
Le recueil, qui couvre les années 1952-2002, présente 35 poèmes, choisis et (très bien) postfacés par le poète Ron Padgett, pour lesquels (décision de Padgett ? de l’éditeur ?) aucune date ni aucune référence aux recueils dont ils proviennent ne sont données alors qu’elles auraient permis de mieux saisir le cheminement poétique de l’écrivain et d’éclairer la lecture. Le livre, vigoureusement traduit par Marc Chénetier, permet en tout cas de faire l’expérience d’un grand « fun » poétique (« Dr. Fun » est d’ailleurs le nom qu’Ashbery donnait à Koch, dans sa jeunesse), modulé au fil des pages par les humeurs sombres qu’apportent inévitablement les ans. L’œuvre de Koch charme cependant d’abord par son bouillonnement optimiste, son élan fluide, son goût de la parodie, et la malice sans cesse déployée à faire de la poésie avec des sujets non poétiques.
Ce contre-pied par rapport au « literary « kiss-me-I’m poetical » junk » (le « fatras littéraire du “embrassez-moi, je suis poétique” »), Koch le prenait en un premier temps dans un but sensuel et artistique de délectation : il était en effet sans cesse à la recherche d’un rapport direct avec le monde et les plaisirs que celui-ci peut procurer, c’est-à-dire, dans son cas, à peu près tout. « Zone horaire » (écrit dans les années 1990 en souvenir des années 1960 et en réminiscence de « Zone » d’Apollinaire) fournit, par exemple, une bonne introduction à la mise en scène – tôt entreprise – qu’il fait de lui-même, poète hyperactif à l’affût des expériences du corps et de l’esprit.
Kenneth Koch lors d’un cours sur la poésie © D.R.
Le voici donc, dans « Zone horaire », plongé dans la vie new-yorkaise bohème des happenings (Tinguely, Saint-Phalle), des concerts (Cage), des soirées entre amis plasticiens ou écrivains (Rivers, Rauschenberg, de Kooning, Ashbery, O’Hara…), composant à tout va, et déclarant pour finir :« Je suis tout excité j’écris assis à ma machine et tout ça ne veut pas dire grand-chose. » Bien sûr que si, cela veut dire beaucoup, et d’abord que Koch, tirant son inspiration de rien de moins que l’univers entier, se fait fort de tout célébrer.
Hormis lui-même, exalté donc à la façon cool que pratiquèrent aussi ses amis O’Hara et Schuyler, Koch se plaît à la célébration hurluberlue d’à peu près n’importe quoi, objets traditionnellement poétiques ou non, avec une nette préférence pour ces derniers. Il renoue pour cela avec le poème-liste et l’ode, et montre un petit faible pour l’adresse et l’apostrophe singulières. La poésie comme on respire en présente quelques-unes : « À la psychanalyse », « À Faire l’imbécile » », « À la Deuxième Guerre mondiale », « À “oui” »… Les poèmes, fort distrayants, échappent à la facilité vers laquelle leur procédé comique pourrait les mener grâce à leur voix d’un naturel parfait, leurs ouvertures vers le bizarre et l’imprévu, leur allégeance malicieuse à des traditions poétiques antérieures. Ainsi « À la vieillesse » réussit-il à être drôle, amer, punchy, et, grâce aux échos qu’il éveille, profond. Le poème, en se terminant, sur un sursum corda facétieux, écrit moitié en français moitié en anglais – « Let’s not be falling… this fiery morning. Grand âge nous voici ! Old age, here we come » – passe un efficace bonjour à Dylan Thomas, Saint-John Perse, La Fayette, à la rime intérieure, au pentamètre, à l’alexandrin, ou que sais-je encore… et « contient autant de vérité… ou peut-être même plus qu’un poème solennel ou triste » (pour emprunter à Koch ses formulations revendicatives en matière de poésie).
Car Koch, poète vif et souriant (mais pas que), explorateur de la langue, est un lettré conscient de ce qu’offre la tradition poétique. Il est cependant ennemi d’une conception du poème comme « cérémonie » et ami de celui-ci comme partie de plaisir. La parodie, même brève et passagère, on vient de le suggérer, est pour lui un moyen de donner leur place à tous les participants (poètes qui l’ont précédé, lui-même, lecteurs d’aujourd’hui) et d’organiser une fête sans façon. C’est le cas, dans le présent recueil, de ses quatre très amusantes « Variations sur un thème de William Carlos Williams » qui reprennent le célèbre « This Is Just to Say », du poète de Paterson. La première, soulignant, par l’absurde, la nonchalance poseuse du petit poème de Williams, dit ainsi (in extenso) :
J’ai abattu la maison que tu avais gardée pour y passer l’été prochain
Je te demande pardon mais c’était le matin, je n’avais rien à faire et ses poutres étaient bien tentantes.
Voilà qui est drôle, mais pas seulement, on vient de le dire. La dérision, comme les vers « sérieux » de Koch, sont les applications d’un art poétique qu’il a souvent explicité et dont il fait le sujet de poèmes comme, ici, « Brise » ou « L’Art de la poésie ».
Koch déclare d’abord, on l’aura compris, que, pour être bon poète, « il faut s’arracher les ailes, // Avant de voler » (dans le petit distique « Aesthetics of being glorious », non traduit dans le recueil). Ensuite, qu’il faut passer en revue ses prédécesseurs (« Yeats à la funeste influence, Auden à la funeste influence, Eliot à la funeste influence »), voir « qui est encore de notre temps », s’amuser d’une certaine poésie contemporaine (« Ah quels vers de terre ils font ! »), suivre quelques principes (soigneusement énoncés), rester en accord avec les mouvements de son corps, de son esprit et de son cœur.
Et viser haut car
Presque n’importe quelle durée suffit pour devenir un « poète mineur »
Une fois maîtrisée une certaine partie de la technique
Nécessaire à l’écriture d’un poème, mais je ne vois pas l’intérêt de la poésie mineure,
C’est comme aller à la Tour d’Argent chercher le dîner du chien (« L’Art de la poésie »)
Rarement parler boutique, par le biais du poème, est aussi drôle, simple et intelligent qu’avec Koch. Cela lui valut, de son vivant, un brin de condescendance, et la réputation d’être au mieux le « plus sérieux des poètes comiques » de son pays. Allons donc ! Koch est, bien plutôt, un vigoureux séraphin aux ailes (une fois la première paire arrachée pour voler) à usages multiples.
Ainsi, septuagénaire et malade, le voici, qui envisage les fins de parties (poétiques et autres), transformant son cœur (et lui-même) en batteur de base-ball dans « To my Heart at the close of Day » (« À mon cœur à la fin du jour », qui ne figure pas dans le recueil) :
Dans la lumière du crépuscule te voilà batteur
Comme pourrait dire Georg Trakl. Comment ça va,
À part ça, à part que c’est ton tour
De t’y coller ? Quelles balles vas-tu envoyer
Au-delà de la défense, quels runs vas-tu marquer,
Et crois-tu que tu vas jamais finir par
En faire sortir une du stade ? Quelle excitation
Pour toi et tes contemporains ! Tu prends vaillamment la posture
Là dans ma poitrine et un, deux, trois swings,
Tu t’échauffes, puis tu fais un grand pas
En avant tandis que la balle fonce sur toi, home
Plate. Et soudain c’est le soir.
Hourrah pour Kenneth Koch, poète qui en fit sortir plus d’une du stade !
- Il a écrit une dizaine de recueils de poésie. L’un d’eux, Changements d’adresses, a paru aux éditions Belin, en 2002.