978-2-84809-233-1
15 x 20 cm
160 pages
21 €
15 x 20 cm
160 pages
21 €
Archives, pour un monde menacé est le premier livre de la grande poète, écrivain et artiste Anne Waldman publié en France. Venant compléter les quelques titres édités par le collectif Maelstrom en Belgique, le livre, préparé et traduit par Vincent Broqua, traducteur et spécialiste de poésie américaine, est un choix de textes couvrant les treize dernières années de l’œuvre d’Anne Waldman. Archives, pour un monde menacé donne donc à lire l’évolution d’une pensée et d’une pratique poétique, mais aussi philosophique et politique, au début du 21e siècle. Ce choix éditorial de textes récents est d’autant plus significatif qu’il s’appuie aussi sur les leçons tirées du passé, qu’il tienne de la mémoire collective ou bien, plus précisément, de la mémoire littéraire. En effet, ces cinquante dernières années, Anne Waldman, en fréquentant et rassemblant un très grand nombre d’écrivains autour de divers projets, comme The Jack Kerouac School of Disembodied Poetics qu’elle a fondée avec Allen Ginsberg ou plusieurs aventures éditoriales, est devenue l’infatigable animatrice de la poésie américaine, une mémoire à elle seule de la seconde moitié du 20ème siècle américain en art et littérature. Archives, pour un monde menacé, apporte un double démenti à la critique parfois adressée à l’encontre de l’école de New York : que ce groupe d’écrivains était apolitique et que les femmes y étaient absentes. La voix puissante, féminine et féministe d’Anne Waldman donne vie à ces Archives. C’est une voix « pour », une voix affirmative qui, au lieu de renoncer, propose.
« L’écriture d’Anne Waldman est singulière dans la poésie américaine contemporaine. Elle effectue en effet un lien entre la poésie la plus expérimentale, celle qui prend le langage comme lieu d’expérience formelle, et la poésie post-romantique des Beat Poets, où la voix lyrique a une part importante. En effet, parce qu’elle écrit pour la performance en reprenant ou en créant des formes multiples (épopée, élégie, collage, poème-partition, document poétique…), son travail et sa voix ont, comme chez les Beat Poets, un poids politique évident, qui, comme chez les L=A=N=G=U=A=G=E, n’est pas dénué d’un humour poétique parfois volontiers loufoque. Ainsi, dans Tullamurmur, elle se dédouble et crée deux « Anne », dont l’une est un miroir déformé de l’autre, les deux « Anne » se pillant l’une l’autre.
Archives, pour un monde menacé, dont le titre a été donné en accord avec Anne Waldman, est une lecture de ses quatre derniers livres publiés dans la collection Penguin Poets. En effet, Marriage : A Sentence (2000), puis Structure of the World Compared to a Bubble (2004), puis Manatee/Humanity (2009), et enfin Gossamurmur (2013) constituent un ensemble poétique, politique et éthique.
Possédant tous une forme différente, issue directement du sujet qu’ils traitent, ils plongent le lecteur dans un questionnement voire un acte méditatif qui est une expérimentation langagière de la relation entre les mots et le monde. Marriage : a Sentence joue sur le double, la répétition, la paire, pour donner à entendre les formes et les contradictions du mariage et de la place des femmes au sein de pratiques rituelles contestées. Chaque page est double : l’une, en prose, archive et met en crise des rituels et des formes de cérémonies ou des équivoques (comme avec la reprise de Figaro), l’autre partie en vers opère un contrepoint, souvent sous la forme de la liste. Dans Structure of the World Compared to a Bubble, le texte d’introduction présente la série de poèmes du livre comme un ensemble qui vise d’une part à mettre en texte la conservation d’un lieu qui était menacé (l’immense Stupa de Borobudur), en lien aux pratiques du bouddhisme, telles que la Mudra, traduite dans ce volume. Il faut y voir une manière de répertorier, cartographier, des gestes (images du Bouddha), des architectures (images de Borobudur), des pratiques de méditation. Enfin, les deux livres les plus récents, qui ouvrent et ferment le volume que nous publions, s’interrogent sur le rapport entre animalité et humanité, comme l’indique très clairement le titre de Manatee/Humanity (Lamantin/L’humanité).
Dans ces quatre livres, l’archive devient donc une forme poétique (utilisation de documents poétiques, utilisation d’images, collage au fil du texte de citations de poètes ayant lu à Naropa dans Gossamurmur) pour donner à lire la fragilité du langage et la fragilité de la lettre dans un monde en déséquilibre, qui, avec Gossamurmur, prend la forme d’une fable où le capitalisme menace la poésie même. D’où aussi les efforts faits à Naropa depuis des décennies pour créer un lieu entièrement dévolu à la poésie et aux différentes formes de poésies.
Ainsi, sans jamais tomber dans un formalisme apolitique ou dans un engagement sans forme, ou encore dans une poésie New Age, qu’elle moque de temps à autre, Anne Waldman met en œuvre une éthique poétique, une poéthique de l’archive, dont nous souhaitions donner à lire des moments singuliers à travers ces larges extraits. »
Vincent Broqua
« L’écriture d’Anne Waldman est singulière dans la poésie américaine contemporaine. Elle effectue en effet un lien entre la poésie la plus expérimentale, celle qui prend le langage comme lieu d’expérience formelle, et la poésie post-romantique des Beat Poets, où la voix lyrique a une part importante. En effet, parce qu’elle écrit pour la performance en reprenant ou en créant des formes multiples (épopée, élégie, collage, poème-partition, document poétique…), son travail et sa voix ont, comme chez les Beat Poets, un poids politique évident, qui, comme chez les L=A=N=G=U=A=G=E, n’est pas dénué d’un humour poétique parfois volontiers loufoque. Ainsi, dans Tullamurmur, elle se dédouble et crée deux « Anne », dont l’une est un miroir déformé de l’autre, les deux « Anne » se pillant l’une l’autre.
Archives, pour un monde menacé, dont le titre a été donné en accord avec Anne Waldman, est une lecture de ses quatre derniers livres publiés dans la collection Penguin Poets. En effet, Marriage : A Sentence (2000), puis Structure of the World Compared to a Bubble (2004), puis Manatee/Humanity (2009), et enfin Gossamurmur (2013) constituent un ensemble poétique, politique et éthique.
Possédant tous une forme différente, issue directement du sujet qu’ils traitent, ils plongent le lecteur dans un questionnement voire un acte méditatif qui est une expérimentation langagière de la relation entre les mots et le monde. Marriage : a Sentence joue sur le double, la répétition, la paire, pour donner à entendre les formes et les contradictions du mariage et de la place des femmes au sein de pratiques rituelles contestées. Chaque page est double : l’une, en prose, archive et met en crise des rituels et des formes de cérémonies ou des équivoques (comme avec la reprise de Figaro), l’autre partie en vers opère un contrepoint, souvent sous la forme de la liste. Dans Structure of the World Compared to a Bubble, le texte d’introduction présente la série de poèmes du livre comme un ensemble qui vise d’une part à mettre en texte la conservation d’un lieu qui était menacé (l’immense Stupa de Borobudur), en lien aux pratiques du bouddhisme, telles que la Mudra, traduite dans ce volume. Il faut y voir une manière de répertorier, cartographier, des gestes (images du Bouddha), des architectures (images de Borobudur), des pratiques de méditation. Enfin, les deux livres les plus récents, qui ouvrent et ferment le volume que nous publions, s’interrogent sur le rapport entre animalité et humanité, comme l’indique très clairement le titre de Manatee/Humanity (Lamantin/L’humanité).
Dans ces quatre livres, l’archive devient donc une forme poétique (utilisation de documents poétiques, utilisation d’images, collage au fil du texte de citations de poètes ayant lu à Naropa dans Gossamurmur) pour donner à lire la fragilité du langage et la fragilité de la lettre dans un monde en déséquilibre, qui, avec Gossamurmur, prend la forme d’une fable où le capitalisme menace la poésie même. D’où aussi les efforts faits à Naropa depuis des décennies pour créer un lieu entièrement dévolu à la poésie et aux différentes formes de poésies.
Ainsi, sans jamais tomber dans un formalisme apolitique ou dans un engagement sans forme, ou encore dans une poésie New Age, qu’elle moque de temps à autre, Anne Waldman met en œuvre une éthique poétique, une poéthique de l’archive, dont nous souhaitions donner à lire des moments singuliers à travers ces larges extraits. »
Vincent Broqua
Anne Waldman, l’esprit de la Beat Generation dans le monde et les mots d’aujourd’hui
Alain Nicolas
Mercredi, 10 Juin, 2015
DR
Elle fut de la jeune garde du groupe emmené par Ginsberg, Kerouac, Burroughs. Performeuse infatigable, à la tête d’une bibliographie abondante, elle avait enthousiasmé le public français l’automne dernier. Son premier recueil de textes traduits en français est disponible.
Un nom qui compte, pas de lecteurs. Tel était en France le statut d’Anne Waldman. Elle apparaissait dans l’histoire de la poésie américaine de la beat génération comme une des rares femmes de cette mouvance, émergée sur le tard, qui plus est. Elle n’a pas quinze ans quand paraissent « Howl », d’Allan Ginsberg, « Sur la route » de Jack Kerouac, « Le Festin nu » de William Burroughs, les trois piliers du mouvement. Pour les Français, cela suffit à en faire un épigone, et la condamner à l’anonymat. Aux Etats-Unis, les quarante livres publiés, les centaines de performances réalisées en font aujourd’hui encore une figure capitale du monde de la poésie. Elle a fondé en 1974, avec Ginsberg, la « Jack Kerouac School of Disembodied Poetics »(1) et participe activement au mouvement de poésie expérimentale « Outrider ». On a pu voir, pendant sa tournée en France l’automne dernier, et en particulier à l’occasion de sa performance scénique de plein air dans le cadre de « Midi-Minuit Poésie », que le mot énergie n’était pas pour elle une façon de parler. On ne peut donc que se féliciter de l’initiative des éditions Joca Seria d’inclure dans leur indispensable collection de poésie américaine une traduction qui comble cette incompréhensible lacune. « Archives, pour un monde menacé » regroupe des textes écrits entre 2000 et 2009. La connexion avec la période qui la vit entrer en poésie est donc lointaine, mais on en retrouve bien des thématiques et des postures : la volonté d’intervention critique, le souci du monde et de l’animal, une influence bouddhique, une forte composante féministe et libertaire. Vincent Broqua, dans sa postface, raconte une performance donnée en 2002 au centre culturel français de New York sur les mots de « Rogue state » (État voyou), et l’énergie qui en émanait, entre attentats contre le World Trade Center et la deuxième guerre d’Irak. Les textes que nous pouvons lire en français ménagent cette dimension orale, tout en l’incorporant dans des couches documentaires, méditatives, où intégrant les conditions d’élaboration du texte. C’est ainsi le cas de « Lamantin/L’Humanité », une forme hybride, en apparence très « cadrée », d’où l’énergie de l’oral se fraie un chemin à travers ces strates d’« archives » pour parler au nom de ce qui est menacé, ici une espèce de cétacé. La démarche bouddhique est plus simple et plus apparente dans « La structure du monde comparée à une bulle », où l’incantation du mantra se conjugue avec l’inventaire des perceptions et le rappel d’exigences sociales (« soumettons les riches à la dîme s’il vous plaît »). « Tullamurmure », comme « Lamantin/L’Humanité », propose une structure complexe où, cette fois, le langage et la mémoire sont au centre, l’Archive y jouant le rôle de refuge, de responsabilité, et d’appel au rêve. Le rêve est, avec la trace du corps, de la voix, de la performance, est ce qui fait de la production d’Anne Waldman une poésie très incarnée, que l’on peut savourer intellectuellement, tout en se laissant emporter par les rythmes, les syncopes, les échos, (la traduction est en ce sens exemplaire). Ceux, et ils sont nombreux, qui attendent cela de la poésie ne seront pas déçus. (1)« École Jack Kerouac de poésie décorporée »
Anne Waldman « Archives, pour un monde menacé » Traduit de l’anglais (USA) et postfacé par Vincent Broqua Editions Joca Seria. 144 pages, 21 euros.
Jean-Claude Pinson, Place publique #47,
septembre-octobre 2014
Pour un monde menacé
« De toute évidence, écrit Anne Waldman, le lamantin n’est d’aucune utilité au monde actuel », monde où ne cesse de progresser inexorablement « l’étendue de la cruauté humaine, de son pillage et de ses guerres ». Et il en va de la poésie comme du mammifère marin, elle aussi est fragile et menacée, et bien peu sont ceux qui défendraient son utilité.
Publié dans l’excellente « Collection américaine » que dirige Olivier Brossard aux éditions Joca Seria, Archives, pour un monde menacé, est une « lecture-traduction » des quatre derniers livres publiés par Anne Waldman chez Penguin, Vincent Broqua, le traducteur, la définit la tétralogie ainsi rassemblée comme à la fois « poétique, politique et éthique » ; d’où le titre qu’il donne à sa postface : « Anne Waldman, pour une poéthique de l’archive ». C’est que, pour l’auteur, la poésie, loin d’être un jeu gratuit avec le langage, loin de n’être aujourd’hui d’aucune utilité, est au contraire indispensable.
Sans doute ne va-t-il pas de soi que la poésie puisse être, plutôt que « dégagée » (Celan), « engagée ». Pourtant l’époque qui s’emploie à « l’assassiner » comme elle assassine le lamantin, est aussi, pour Anne Waldman, celle qui plus que jamais a besoin du poète et de sa parole pour combattre ceux que l’auteur appelle les « Décideurs », autrement dit les fondés de pouvoir d’un capitalisme toujours plus ravageur pour la planète. « Ils attendaient, écrit-elle, le moment de l’assentiment, où le peuple serait réduit au silence. Où l’attention des êtres humains, toujours décroissante, portée par les ondes des médiacrates, ils écouteraient, à l’infini, la liste monotone des oscillations de la fortune du monde de la célébrité, et s’accoutumeraient de plus en plus aux tambours de la guerre, jusqu’à y être insensibles ».
On connaît le mot fameux de Paul Celan définissant la poésie comme un « serrement de mains ». C’est un autre geste éthique que met en avant Anne Waldman pour définir la tâche du poète contemporain : celui du serment. En l’occurrence « un serment, une promesse faite sur le lit de mort d’un poète cher », de « garder l’Archive », de défendre toutes ces voix minoritaires, contre ces Décideurs qui ont pour projet de les détruire, de les « dé-raconter », jusqu’à menacer de rendre inhabitable une terre alors condamnée à la « sécheresse culturelle », car « dénudée et dépourvue de toute idée et de toute poésie ».
Les Décideurs, écrit Anne Waldman, « abjurent le féminisme », s’en prennent aux « récits qui ne sont pas majeurs » et menacent « notre oralité », une oralité qui est « féminine ». On ne dira pourtant pas qu’Anne Waldman est une « poétesse ». Le mot n’est pas seulement désuet et un brin ridicule. Il est inexact, pour autant que la poésie – et spécialement celle de l’auteur – est justement, comme art du langage, ce qui défait les identités, outrepasse les frontières des genres (entendus au sens de la théorie poétique aussi bien qu’au sens de la différence des sexes). Au fond, comme le dit Dominique Fourcade, tous les poètes ne sont-ils pas déjà des femmes (« Rilke était une femme ; Baudelaire était une femme. Emily Dickinson aussi était une femme ») ? Et le mouvement général des arts, leur devenir, n’est-il pas marqué par ce que Deleuze et Guattari appelait un « devenir-femme » (ce qui fait du « poétariat » un « féminariat » virtuel) ? À sa façon, c’est ce que suggère un poème du recueil intitulé Le mariage : une sentence : tout poète est un travesti, un transfuge qui passe d’un sexe à l’autre, inventant un troisième sexe social, devenant un two-spirit chaman, à l’instar de ces « bardaches » qu’on rencontre dans maintes sociétés pré-modernes.
On dira donc plutôt qu’Anne Waldman est une poète. Une poète citoyenne, performeuse et « activiste », clairement du côté de ce qu’en Italie on a pu appeler, avec Pasolini, une « poésie civile ». Mieux : on dira qu’elle est « poèthe » (avec un h), parce qu’elle a le constant souci de conjoindre « les êtres et les lettres » ; le souci de contribuer, par l’invention de formes poétiques, à la défense ou à l’émergence de formes de vie (d’ethos, de manières d’habiter la terre) nous mettant en capacité de mieux résister aux forces qui font la guerre à l’imagination et veulent nous enlever le langage, « l’arracher de sa demeure indispensable ».
Une sagesse poétique
La catégorie d’« Archive » est essentielle à la poétique d’Anne Waldman. On ne doit cependant pas prendre le terme dans son sens habituel. Plutôt qu’au simple temps des historiens, l’archive renvoie à ce que l’auteur appelle le « temps philosophique », temps à la fois le plus immémorial (celui du lamantin, qui « a une pensée de l’archive peut-être plus étendue que l’homme ») et le plus actuel, car temps du combat, du « véritable agon du vingt-et-unième siècle pour avertir le monde de l’effondrement imminent du langage génératif ». Mais le terme d’archive vaut également pour la démarche poétique de l’auteur, pour son art de cueilleur-chasseur consistant à récupérer toutes sortes de formes textuelles (fable ancienne, litanies diverses, récit de voyage, rituel initiatique bouddhiste, livret d’opéra, enquête ethno-linguistique, journal romancé d’une aristocrate japonaise de l’époque de Heian…), et à les hybrider pour élever leur intérêt et leur forme documentaires à la hauteur d’une méditation poétique imposant sa prosodie propre et sa propre qualité « performantielle ». Car Anne Waldman est autant une poète du texte qu’une poète de la scène ; une poète à mi-chemin du minimalisme de Robert Creeley et du flux « jazzé », de la longue profération emportée façon Allen Ginsberg. Une poète dont la parole conjugue sens de l’improvisation, acuité du « regard rapide comme les renards », et sagesse mûrie au contact de savoirs anthropologiques collectés tous azimuts.
Dans une large mesure, cette sagesse poétique (« poéthique ») on pourrait la qualifier (reprenant un mot de Michel Deguy) d’« écosophie », de sagesse préoccupée de sauvegarder, de la terre que nous habitons, ce qui peut encore l’être avant qu’elle ne soit un désert. Dans cette optique, il s’agit alors pour le poème, en vertu du serment qui est au principe de la parole poétique d’Anne Waldman, d’archiver, de « mettre à l’abri » tout ce qui peut aider à une vie commune moins mutilée, qu’il s’agisse du lamantin ou d’une cassette de John Cage :
« Anne Originale tenait une petite cassette de John Cage dans la main,
une bande magnétique sortie de son médiocre engrenage de plastique
la tenait comme Bouddha aurait tenu un os humain
se demandant – si ceci, alors cela…
naissance, vieillesse, maladie, mort…
Elle sortit une épingle et remit la bande autour de sa petite roue
Nous tiendrons cela à l’abri et nous écouterons
… pendant que dans le monde agité des éléments le glacier Chacaltaya fondait
fondait à répétition,
une répétition continue le faisait fondre, diminuer
eau sur goutte d’eau
le temps était en train de changer » n
Jean-Claude Pinson
Anne Waldman, Archives, pour un monde menacé, traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Broqua, éditions Joca Seria, 144 pages, 21 €.
septembre-octobre 2014
Pour un monde menacé
« De toute évidence, écrit Anne Waldman, le lamantin n’est d’aucune utilité au monde actuel », monde où ne cesse de progresser inexorablement « l’étendue de la cruauté humaine, de son pillage et de ses guerres ». Et il en va de la poésie comme du mammifère marin, elle aussi est fragile et menacée, et bien peu sont ceux qui défendraient son utilité.
Publié dans l’excellente « Collection américaine » que dirige Olivier Brossard aux éditions Joca Seria, Archives, pour un monde menacé, est une « lecture-traduction » des quatre derniers livres publiés par Anne Waldman chez Penguin, Vincent Broqua, le traducteur, la définit la tétralogie ainsi rassemblée comme à la fois « poétique, politique et éthique » ; d’où le titre qu’il donne à sa postface : « Anne Waldman, pour une poéthique de l’archive ». C’est que, pour l’auteur, la poésie, loin d’être un jeu gratuit avec le langage, loin de n’être aujourd’hui d’aucune utilité, est au contraire indispensable.
Sans doute ne va-t-il pas de soi que la poésie puisse être, plutôt que « dégagée » (Celan), « engagée ». Pourtant l’époque qui s’emploie à « l’assassiner » comme elle assassine le lamantin, est aussi, pour Anne Waldman, celle qui plus que jamais a besoin du poète et de sa parole pour combattre ceux que l’auteur appelle les « Décideurs », autrement dit les fondés de pouvoir d’un capitalisme toujours plus ravageur pour la planète. « Ils attendaient, écrit-elle, le moment de l’assentiment, où le peuple serait réduit au silence. Où l’attention des êtres humains, toujours décroissante, portée par les ondes des médiacrates, ils écouteraient, à l’infini, la liste monotone des oscillations de la fortune du monde de la célébrité, et s’accoutumeraient de plus en plus aux tambours de la guerre, jusqu’à y être insensibles ».
On connaît le mot fameux de Paul Celan définissant la poésie comme un « serrement de mains ». C’est un autre geste éthique que met en avant Anne Waldman pour définir la tâche du poète contemporain : celui du serment. En l’occurrence « un serment, une promesse faite sur le lit de mort d’un poète cher », de « garder l’Archive », de défendre toutes ces voix minoritaires, contre ces Décideurs qui ont pour projet de les détruire, de les « dé-raconter », jusqu’à menacer de rendre inhabitable une terre alors condamnée à la « sécheresse culturelle », car « dénudée et dépourvue de toute idée et de toute poésie ».
Les Décideurs, écrit Anne Waldman, « abjurent le féminisme », s’en prennent aux « récits qui ne sont pas majeurs » et menacent « notre oralité », une oralité qui est « féminine ». On ne dira pourtant pas qu’Anne Waldman est une « poétesse ». Le mot n’est pas seulement désuet et un brin ridicule. Il est inexact, pour autant que la poésie – et spécialement celle de l’auteur – est justement, comme art du langage, ce qui défait les identités, outrepasse les frontières des genres (entendus au sens de la théorie poétique aussi bien qu’au sens de la différence des sexes). Au fond, comme le dit Dominique Fourcade, tous les poètes ne sont-ils pas déjà des femmes (« Rilke était une femme ; Baudelaire était une femme. Emily Dickinson aussi était une femme ») ? Et le mouvement général des arts, leur devenir, n’est-il pas marqué par ce que Deleuze et Guattari appelait un « devenir-femme » (ce qui fait du « poétariat » un « féminariat » virtuel) ? À sa façon, c’est ce que suggère un poème du recueil intitulé Le mariage : une sentence : tout poète est un travesti, un transfuge qui passe d’un sexe à l’autre, inventant un troisième sexe social, devenant un two-spirit chaman, à l’instar de ces « bardaches » qu’on rencontre dans maintes sociétés pré-modernes.
On dira donc plutôt qu’Anne Waldman est une poète. Une poète citoyenne, performeuse et « activiste », clairement du côté de ce qu’en Italie on a pu appeler, avec Pasolini, une « poésie civile ». Mieux : on dira qu’elle est « poèthe » (avec un h), parce qu’elle a le constant souci de conjoindre « les êtres et les lettres » ; le souci de contribuer, par l’invention de formes poétiques, à la défense ou à l’émergence de formes de vie (d’ethos, de manières d’habiter la terre) nous mettant en capacité de mieux résister aux forces qui font la guerre à l’imagination et veulent nous enlever le langage, « l’arracher de sa demeure indispensable ».
Une sagesse poétique
La catégorie d’« Archive » est essentielle à la poétique d’Anne Waldman. On ne doit cependant pas prendre le terme dans son sens habituel. Plutôt qu’au simple temps des historiens, l’archive renvoie à ce que l’auteur appelle le « temps philosophique », temps à la fois le plus immémorial (celui du lamantin, qui « a une pensée de l’archive peut-être plus étendue que l’homme ») et le plus actuel, car temps du combat, du « véritable agon du vingt-et-unième siècle pour avertir le monde de l’effondrement imminent du langage génératif ». Mais le terme d’archive vaut également pour la démarche poétique de l’auteur, pour son art de cueilleur-chasseur consistant à récupérer toutes sortes de formes textuelles (fable ancienne, litanies diverses, récit de voyage, rituel initiatique bouddhiste, livret d’opéra, enquête ethno-linguistique, journal romancé d’une aristocrate japonaise de l’époque de Heian…), et à les hybrider pour élever leur intérêt et leur forme documentaires à la hauteur d’une méditation poétique imposant sa prosodie propre et sa propre qualité « performantielle ». Car Anne Waldman est autant une poète du texte qu’une poète de la scène ; une poète à mi-chemin du minimalisme de Robert Creeley et du flux « jazzé », de la longue profération emportée façon Allen Ginsberg. Une poète dont la parole conjugue sens de l’improvisation, acuité du « regard rapide comme les renards », et sagesse mûrie au contact de savoirs anthropologiques collectés tous azimuts.
Dans une large mesure, cette sagesse poétique (« poéthique ») on pourrait la qualifier (reprenant un mot de Michel Deguy) d’« écosophie », de sagesse préoccupée de sauvegarder, de la terre que nous habitons, ce qui peut encore l’être avant qu’elle ne soit un désert. Dans cette optique, il s’agit alors pour le poème, en vertu du serment qui est au principe de la parole poétique d’Anne Waldman, d’archiver, de « mettre à l’abri » tout ce qui peut aider à une vie commune moins mutilée, qu’il s’agisse du lamantin ou d’une cassette de John Cage :
« Anne Originale tenait une petite cassette de John Cage dans la main,
une bande magnétique sortie de son médiocre engrenage de plastique
la tenait comme Bouddha aurait tenu un os humain
se demandant – si ceci, alors cela…
naissance, vieillesse, maladie, mort…
Elle sortit une épingle et remit la bande autour de sa petite roue
Nous tiendrons cela à l’abri et nous écouterons
… pendant que dans le monde agité des éléments le glacier Chacaltaya fondait
fondait à répétition,
une répétition continue le faisait fondre, diminuer
eau sur goutte d’eau
le temps était en train de changer » n
Jean-Claude Pinson
Anne Waldman, Archives, pour un monde menacé, traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Broqua, éditions Joca Seria, 144 pages, 21 €.